La Liste de Schindler

Il n’y a pas de doute, dans l’art pictural, non seulement la lumière est le reflet de nos affects mais c’est aussi une manière de jauger et d’interpréter un personnage.

Dans l’Histoire de l’art, Le mot photographie, qui signifie « écrire avec la lumière », existait depuis longtemps, au moins depuis Caravage qui a donné un sens dialectique à ce mot, « clair-obscur ». La lumière symbolise un côté clair, intelligent, positif du personnage. L’obscurité au contraire a toujours eu donné à voir les traits noirs, régressifs et négatifs d’un récit. Chez les Egyptiens, le monde des vivants baigne dans la lumière du soleil tandis que le monde des morts baigne dans les ténèbres.

La dualité de lumière chez Caravage, la lumière divine de Rembrandt, la magie de mise en vérité lumineuse de Goya et la dialectique de la jeunesse et la vieillesse dans « CITIZEN KANE » d’Orson Welles ne sont que quelques exemples de cette recherche perpétuelle.

Mais quoi de neuf depuis ? Est-ce qu’on peut trouver, ajouter, enrichir d’autres sens et caractéristiques le travail sur la lumière? Étudions un exemple pertinent, une séquence de « La liste de Schindler » de Spielberg, avec Janusz Kaminski à la photographie. Il s’agit là de la magie de l’imaginaire ; l’homme arrive encore à repousser les limites du réel.

Oskar Schindler, qui est un profiteur nazi, arrive en Pologne pour faire fortune grâce au travail quasi gratuit des juifs et les Polonais. Peu à peu il découvre l’horreur de la barbarie et essaie de sauver la vie des gens. La scène que nous allons étudier se déroule dans le premier tiers du début du film. Emilie Schindler arrive et surprend son mari avec une autre femme. Après une brève conversation, ils sortent dîner ensemble. La séquence en question se passe dans un restaurant-cabaret, mais quelque chose d’intéressant qui démarre la séquence, se profile de la scène précédente.

Le couple Schindler sort de l’immeuble, Madame Schindler est appelée par le portier « Mademoiselle », ce qui fait franchir un cran supplémentaire de malaise dans le couple. Tous deux quittent le cadre par le côté droit de l’image et, au lieu d’entrer par le côté gauche au restaurant, la caméra continue le mouvement circulaire panoramique gauche droite sur un violoniste, ce qui évoque un changement radical de situation. Le point de cut est invisible et le glissement vers un autre lieu suggère peut-être une réconciliation.

Sortie du champ vers la droite

Mouvement circulaire panoramique gauche-droite sur le violoniste, changement de lieu et de situation.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Et comme par l’effet d’un coup de baguette magique, grâce au jeu combiné du violon et de la caméra, nous les retrouvons réunis et dans un tête-à-tête heureux pour un dîner aux chandelles !

 

 

 

Emilie :         Ce n’est pas une plaisanterie tout ça ?

Schindler :      Pourquoi ?

Emilie :            Voiture, l’appartement…

Schindler :      Attends. Devine combien j’ai d’employés.

Emilie :            Oskar..(à ce moment un employé, un serveur passe derrière)

Schindler :      Mon père, à l’apgée de son succès, 

                          en avait 50. Moi, j’en ai 350.  

                         350 employés qui travaillent dans un seul but.

Emilie :             Faire des batteries de cuisine ?

Schindler :      Faire de l’argent… pour moi.

                          Quelqu’un demande après moi ?

03a-bis

C’est le moment idéal pour entrer dans l’intimité du couple, question qui exige le premier resserrement de l’image sur le couple. A savoir, la valeur dramatique d’un gros plan est prééminente à un plan général.

Ils sont placés sur deux axes verticaux forts de l’image, les yeux dans les yeux, sur la ligne forte horizontale, ce qui révèle un moment de vérité.

Leur visage est en contre-jour, éclairé par les chandelles derrière eux. A cela plusieurs raisons :

1) Cette lumière les détache du fonds.

2) La lumière renforce leur côté clair-obscur, ambigu.

3) La lumière qui les éclaire par derrière évoque leur passé, un passé peut-être pas glorieux sans pour autant être vil.

Notez bien la lumière qui éclaire le visage de Schindler

Spielberg évite volontairement le champ-contre-champ car ils ne sont pas encore dans une situation de duel. L’équilibre dans leur relation n’est pas encore rétabli (il n’y a ni amour ni haine). En revanche, à partir de là, un mouvement de caméra de 1/4 de cercle va montrer l’autre facette du personnage de Schindler, son côté profiteur qui le distingue de son père. Lui qui était quasiment de profil va graduellement être vu de plus en plus de face.

 

 

 

 

 

 

Emilie :           Chez nous ?

                          Tout le monde. Tout le temps.

Schindler : Ils n’oublieront pas de sitôt le nom de 

                      Schindler, ici.

                     « Oskar Schindler » ils diront.

                     Tout le monde se souvient de lui.

                    Il a fait quelque chose d’extraordinaire.

                   Quelque chose que personne d’autre n’a fait.

                  Il est arrivé ici sans rien. Une valise.

À ce moment une personne entre dans l’image et masque la lumière qui éclaire Schindler.

 

 

 

 

 

 

                  Il a fait d’une fabrique en faillite, une 

                  importante manufacture. 

                 Et il est reparti avec une malle-cabine.

                 Deux malles-cabines pleins d’argent.

                Toutes les richesses du monde.

Emilie :     C’est réconfortant de voir que rien n’a changé

Et là, Emilie a tort de dire cela car au moment où la personne est partie, on a coupé la lumière qui était sur Schindler !

Le pourquoi est très simple à comprendre : maintenant qu’est mis à découvert le côté obscur de Schindler, son côté profiteur, il ne mérite plus la lumière, il bascule dans le côté obscur, dans les ténèbres du pouvoir.

Le passage de personnage qui a obturé momentanément la lumière a permis d’éteindre complètement la lumière qui éclairait son passé. L’artifice technique d’extinction de la lumière par le passage d’un personnage rendant cette action invisible à l’œil du spectateur permet d’éviter sa réaction et de le faire basculer insensiblement dans le monde de l’affect. Nous ne reverrons plus la lumière sur Schindler que vers la fin du film, quand nous découvrirons sa bonté.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Schindler : Tu as tort, Emilie.

Je ne pouvais pas le savoir avant, mais…

Il y avait toujours quelque chose qui manquait.

Dans toutes les affaires que j’ai tentées ce 

              n’est pas moi qui ai échoué. Quelque chose manquait.

Même si j’avais su ce que c’était, je n’aurais 

              rien pu y faire.

  Cut, contre champs.

 

 

 

 

 

On ne peut pas créer cette chose.

Et c’est elle qui fait la différence dans le 

              monde entre le succès et l’échec.

Emilie : La chance ?


 

 

 

 

Contre champs.

 

Schindler :   La guerre.

 

Cut.

Résultat ?

Sous nos yeux, le chef-opérateur éteint la lumière et  fait basculer le personnage dans l’obscurité. Tout ça rien que pour pouvoir gagner un Oscar ! Les ressources de l’éclairage sont les mêmes que celles utilisées depuis l’époque de Caravage à nos jours. C’est seulement, plus élaboré, plus génial, grâce à l’idée du découpage et de la mise en scène.

 

Récompenses

 

BAFTA 1993 :

Meilleur film : Branko Lustig, Gerald R. Molen et Steven Spielberg

Meilleur réalisateur : Steven Spielberg

Meilleur scénario adapté : Steven Zaillian

Meilleur acteur dans un second rôle : Ralph Fiennes

Meilleure musique : John Williams

Meilleur montage : Michael Kahn

Meilleur photographie : Janusz Kaminski

 

Golden Globes 1994 :

Meilleur film dramatique

Meilleur réalisateur : Steven Spielberg

Meilleur scénario : Steven Zaillian

 

Oscar 1994 :

Meilleur film : Branko Lustig, Gerald R. Molen et Steven Spielberg

Meilleur réalisateur : Steven Spielberg

Meilleur scénario adapté : Steven Zaillian

Meilleure musique de film : John Williams

Meilleure direction artistique : Allan Starski et Ewa Braun

Meilleur montage : Michael Kahn

Meilleure photographie : Janusz Kaminski

 

Fiche technique:

Titre original Schindler’s List

Réalisation Steven Spielberg

Scénario : Steven Zaillian, d’après le roman éponyme de Thomas Keneally

Acteurs principaux: Liam Neeson, Ben Kingsley, Ralph Fiennes,

Caroline Goodall,  Embeth Davidtz

Musique : John Williams et Billie Holiday (chanson God Bless the Child), Jean-Sébastien Bach (Suite Anglaise no 2 en la mineur), Oyfn Pripetchik, une chanson en yiddish qui est le thème de la petite fille au manteau rouge, et à la fin du film Yerushalayim shel zahav, une chanson en hébreu de Naomi Shemer.

Photographie : Janusz Kaminski

Montage : Michael Kahn

Société(s) de production Universal Pictures, Amblin Entertainment

Pays d’origine États-Unis

Genre                         Drame historique

Sortie 1993

Durée 195 minutes

 


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