Séquence 1° contact avec le cheval.
Deux pôles relationnels sont présents dans cette séquence: l’homme face au cheval et les deux enfants face à face. La relation de l’Homme (Tom Booker joué par Robert Redford) au cheval est une forme silencieuse et développée de la relation entre les deux enfants. Le dialogue entre les deux enfants renfonce la compréhension de l’autre relation silencieuse qui est celle de l’homme et du cheval.
La séquence s’ouvre sur un paysage panoramique fixe avec une moitié de terre et une moitié de ciel et un rendu très dramatique grâce aux filtres dégradés. Le film a été tourné au format panoramique 2.35:1 en 35mm (format paysage très large) qui renforce la présence infinie et massive de la nature. La présence da la nature est dramatique, à savoir dynamique et omniprésente. Nous pouvons la définir comme un des acteurs principaux du film. Le cheval se trouve au loin sur le point d’or inférieur gauche. La scène est tournée en grand angulaire, ce qui amplifie l’aspect lointain de l’animal : il est pour le moment inaccessible. L’entrée de champs de Tom Booker est assez surprenante car il surgit par le côté inférieur de cadre, les lignes fuyantes de sa direction de déplacement et la composition du cadrage laissent penser qu’il est déterminé d’aller de l’avant, vers le cheval.
En ce qui concerne les enfants, il y a une blessée, Grace MacLean qui a perdu son amie dans le même accident et qui est amputée, elle n’a presque plus envie de vivre. Le dialogue est au niveau du point de vue du garçon, Joe Booker, qui interroge Grace sur sa jambe amputée et qui insiste sur sa blessure. Grace a en face d’elle un enfant roi. Un garçon qui est encré dans la nature, qui est équilibré, rythmé et en fusion avec la nature. Nous découvrons que l’école est organisée en horaires aménagés pour leur permettre de travailler au ranch avec leurs parents.
Grace est cadrée en plan américain, coupée au niveau des jambes car elle n’en a qu’une seule. Le changement de grosseur entre les deux plans est assez frappant mais nécessaire pour marquer l’importance de l’événement. Leur avancée vers la caméra montre la détermination face à quelque chose d’important. Ils regardent la scène suivante en tant qu’articulateurs de point de vue.
Ce plan est leur point de vue, une vue concentrée sur deux personnages minuscules face à face. Ils sont plongés dans l’immensité de la nature qui est elle même présentée comme un personnage actif mais tranquille, ondulant. Une musique pleine et océanique va démarrer, un synthétiseur avec une sonorité massive et une flûte évoquent déjà un signe d’affrontement et une réconciliation future, une sorte de voisinage dialectique, une force tranquille
Retour sur le garçon en pré-position de champs contre champs interne (qui est seul à l’image car pour le moment il n’y a pas de relation manifeste entre les deux enfants). Il jette un coup d’œil sur la jambe de la fille. À noter : par rapport au soleil, le garçon est en contre jour. Ceci pour lui donner un aspect détaché et présent à l’image. La nature occupe la moitié de l’image, autrement, elle est aussi importante que le garçon.
Son point de vue est celui de la jambe accidentée de la fille qui est posée dans l’herbe. Il faut comprendre que le réalisateur insiste sur la présence du bain-nature. Il montre constamment la fusion de l’homme avec la nature, tantôt par le cadrage et l’angle de la caméra, tantôt par l’usage du télé focale. C’est comme s’ils étaient plongés pour être guéris. La caméra remonte pour montrer la fille en position de réponse de contre champs. Le regard et la question sont délicats :
Garçon: Ça fait mal?
Le contre-jour rayonnant de la fille est rassurant (attention le contre-jour va bientôt disparaître !):
Fille: Quand je donne des coups de pieds à quelqu’un.
Ici le champ contre champ est externe, signe de leur relation mutuelle. La question délicate est résorbée. Nous avons toujours un cadre moitié nature, moitié personnage.
Le plan suivant est le même que le 4 avec un petit ajout très important. C’est la même masse cadrée mais en Ch#Ch externe, c’est à dire que les deux personnages se trouvent dans le même cadre. Le petit cow-boy n’est plus en contre-jour, son côté cavalier solitaire a laissé place à un bonhomme à la fois abordable et adorable ! Il est intimidé par les propos de la jeune Scarlett Johansson.
Le plan suivant est un rééquilibrage dans leur relation. Les deux côte à côte dans le même cadre sont partagés en égalité. Un arc-en-ciel apparaît et relie les deux comme par magie! Ils ne sont plus en contre-jour.
Joe Booker: Tu vas pas à l’école?
Grace MacLean: Pendant quelque temps…. Et toi?
Joe Booker: On finit plus tôt pour pouvoir travailler au ranch.
Ils jettent un coup d’œil
Leur champs de vue n’est pus le même que tout à l’heure (le plan numéro 3). Le plan est beaucoup plus serré sur le cheval qui est complètement immergé dans la nature. La magie du découpage couvre l’irrationnel. Le plan qui est filmé avec un télé focale présente la nature d’une manière très compacte, massive, ondulante et infinie, comme un être vivant. L’effet du long focal crée une mise au point nette sur l’animal. Le reste est flou, ce qui crée un effet plus dynamique. L’animal n’est pas sur un point d’or, d’où son malaise, son côté blessé et perdu.
Des deux regards (les enfants) vont vers un point de vue (le cheval) qui va vers un autre articulateur (Tom Booker). C’est la solution du raccord spatial entre les protagonistes. Le changement de côté évoque le même centre d’intérêt pour les humains, ils sont concernés par la même problématique. Robert Redford qui est toujours trempé par la scène précédente est éclairé en contre-jour (ceci pour le détacher du fond). Il est non seulement présent, mais c’est surtout un homme intelligent avec une tête brillante! C’est un homme de lumière. Il est situé sur la ligne forte de droite, il s’assoit lentement, il plonge dans la nature, il observe quelque chose, sûrement le cheval…?
Pas du tout! Il regarde le cheval et lui même à la fois dans le même cadre. Il y a là une transgression de point de vue! Il entre dans un état mental incompréhensible. Petit rappel de la règle : un articulateur de point de vue ne peut pas entrer dans son propre champ de vision. Ex. : je peux voir mes amis en train de monter dans un avion mais je ne peux pas me voir moi en train de monter avec eux, cela constituerait un faux raccord. A moins que… je sois en train de rêver. Dans ce cas là, je peux me voir en train de tout faire, et même de rêver. C’est précisément le cas ici : Tom Booker entre dans son propre point de vue, il est en train de rêver les yeux ouverts devant cet animal blessé. Le découpage opère une subtile et géniale transgression rendue quasiment invisible par l’effet dramatique de l’action. La continuité de la musique et de l’espace rassure la continuité de découpage.
Grace MacLean: Regarde-le, dans la prairie
Retour sur les enfants.
Joe Booker: Ça devrait être un bien beau cheval.
Et à monter?
Joe Booker: Pardon.
Joe Booker: J’ai du boulot.
Grace Maclean regarde en articulateur de point de vue : elle voit sa mère qui entre dans le cadre. Le changement de plans est extrêmement pertinent. La grosseur des personnages change mais leur position dans l’image ne change pas, leur position est simplement inversée (de face au dos). C’est la raison pour laquelle le point de montage est invisible.
Le plan suivant est de 180° de l’autre côté, ce qui signifie un changement de situation. Nous ne sommes plus dans l’état mental de tout à l’heure. Sa présence dérange manifestement. Elle est nette, à la droite de l’image. Lui est flou à gauche de l’image. Dès qu’elle dit:
Annie MacLean: On vous gêne?
La caméra fait un mouvement vers le bas pour centrer Tom Booker et faire sortir Annie Maclean. On change à ce moment le point de netteté d’Annie sur Redford. Elle est donc floue, décadrée et coupée comme si sa présence était de trop. On la supprime à l’image. Tom regard le lointain.
Le cheval est filmé avec un optique ordinaire. Sa présence est plus abordable. Jusqu’à lors il était filmé en grand angle. Etant donné que cette focale accentue et amplifie la distance entre les éléments, il paraissait très loin et non abordable.
Kristin Scott Thomas porte des lunettes de soleil très noires, comme si elle ne voyait que sa présence. Elle est radieuse en contre-jour et ce contre-jour en question lui donne un aspect un peu blonde !
Annie MacLean: On vous laisse?
Tom Booker ne fait pas attention, il est plongé dans son univers, d’où le très gros plan. Avec ce très gros plan, Annie est complètement hors champs. Tom Booker ne s’intéresse uniquement au cheval (quel veau?!)
Le cheval est à nouveau encore plus proche (grâce à une focale normale). Il franchi physiquement et mentalement la distance et s’approche de plus en plus du cheval.
Elle est gênée et agacée.
Annie MacLean: On s’en va, alors?
Le mouvement de tête et le retour font le raccord mouvement parfait. Elle sorte du cadre.
Avec ce départ nous plongeons de nouveau dans l’élément naturel en fondu enchaîné, les herbes sont ondulantes, presque félines. Dans le cadre, la nature prend entièrement place. Nous retrouvons toujours en fondu Tom Booker qui est entièrement immergé dans une mer-prairie. Le fondu qui évite le «CUT» évoque la fusion de l’homme et de la nature.
Et voici de nouveau une transgression de règle de point de vue : Tom est dans son champs de vision! Il est de nouveau dans un état mental fusionné avec le cheval. Il y a un plus, il est aligné avec le cheval dans l’immensité de la nature.
Toujours un cran plus près basé sur la même idée, la lenteur du passage des plans et leurs successions répétées évoque le temps qui s’écoule lentement. Nous laissons le temps à la nature d’opérer les blessures. Tom Booker est net mais le cheval est encore un peu flou.
La nature prend à nouveau les dessous, le temps passe. La caméra se lève, changement de point de netteté depuis les herbes vers le cheval et voici le miracle! L’animal est net et il est tout près en pleine image!
Retour sur le même plan de tout à l’heure mis à part que l’image est plus sombre et le contre-jour a disparu. Nous sommes en fin de journée. Il a passé une journée pour apprivoiser l’animal. Il regarde,
Il est de nouveau dans son champ! Il n’a pas changé d’endroit, c’est le cheval qui s’est approché. La lumière est tombée. Le cheval fait quelques pas vers lui.
Le véhicule d’Annie traverse le champ.
L’homme et le cheval sont face à face, tout près. Le cheval s’approche.
Changement de plan à l’endroit où le cheval est laissé pour reprendre Annie. La création n’a pas de valeur si ce n’est pas vu et confirmé par les autres.
Voici le cheval tout près
Toujours en articulateur de point de vue, Tom Booker est sur la ligne forte droite de l’image
Face à face relationnelle avec le cheval qui s’approche
Tom Booker est encore cadré plus près en articulateur de point de vue.
Et, Hop il rentre de nouveau dans son point de vue! 4° et dernière transgression. C’est incroyable, ils sont à l’unisson dans le même cadre sans l’intermédiaire de la nature.
Conclusion:
Il y a toujours un enfant blessé en nous, un enfant mort. En le sauvant, nous créons une œuvre. Chez les deux enfants l’exemple est assez clair, Joe est un enfant roi qui est en harmonie avec son environnement. Il vit avec sa mère maternelle, son père cowboy qui exerce ses responsabilités et il ne porte manifestement pas de blessure, du moins pas encore. Grace par contre est un enfant blessé à tous égards. Sa famille est riche mais elle est pratiquement abandonnée dans une grande ville complètement étrange. La mère de l’enfant amputée est quasiment absente (absorbé par son travail). À travers les dialogues entre la mère de Joe et Annie nous découvrons que Tom porte aussi une blessure profonde qui l’a amené à choisir la vie dans la nature. Il porte un enfant mort et cette blessure en question le permettra de comprendre le langage des êtres blessés. C’est un homme bon car il sait renouer les liens déchirés. Ce n’est pas non plus sans récompense pour lui. À partir du moment où il accepte le projet de guérison du cheval, il revivra quelque chose enterré en lui, une malheureuse expérience amoureuse. Un feu s’allume à nouveau en lui, celui de l’amour!
° Le chuchoteur existe réellement : c’est un dresseur de chevaux qui utilise des méthodes qui sont basées sur la compréhension de la nature, des besoins et des envies du cheval. Le terme a été inventé au XIXe siècle par Daniel Sullivan « the Irish Whisperer », un Irlandais qui a travaillé sur la guérison de chevaux rendus rétifs suite à des accidents ou mauvais traitements. Il est important de ne pas confondre le chuchoteur et l’éthologue. Le chuchoteur est une personne qui met en pratique directement sur les chevaux les méthodes d’équitation douces, souvent inspirées des travaux des éthologues ou de sa propre observation personnelle. Le chuchoteur n’est pas un scientifique. À noter exceptionnellement que Andrea Fappani, chuchoteur, est aussi cependant spécialiste de l’éthologue du cheval
° Buck Branamman est né en 1962 à Sheboygan dans le Wisconsin. Il est connu pour avoir inspiré le roman de Nicholas Evans, L’Homme qui murmurait à l’oreille des chevaux. Il a également participé en tant que consultant technique sur le tournage du film 2 du même nom.
C’est en allant à une démonstration publique donnée par Ray Hunt qu’il commence à s’intéresser aux méthodes des « nouveaux maîtres ». Il apprendra également des frères Dorrance. Aujourd’hui, Buck Brannaman est ce que les médias appellent un « chuchoteur »: une personne qui éduque, rééduque, débourre et dresse les chevaux en utilisant leur manière de penser et en comprenant leur nature. Un film documentaire, Buck lui est consacré en 2011.
Fiche technique
- Titre original : The Horse Whisperer
- Titre français : L’Homme qui murmurait à l’oreille des chevaux
- Réalisation : Robert Redford
- Scénario : Eric Roth et Richard La Gravenese, d’après le roman de Nicolas Evans
- Décors : Jon Hutman
- Costumes : Judy L. Ruskin
- Photographie : Robert Richardson
- Montage : Hank Corwin, Freeman A. Davies et Tom Rolf
- Musique :Thomas Newman
- Production : Patrick Markey et Robert Redford
- Société de production : Wildwood Enterprises
- Société de distribution : Touchstone Pictures
- Pays d’origine : États-Unis
- Langue originale : Anglais
- Format : Couleur – 2.35 : 1 – son Dolby numérique -35mm
- Genre : Drame
- Durée : 170 minutes